LA LOI ELAN EST-ELLE POUR PARTIE INCONSTITUTIONNELLE ?
Une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) vient d’être déposée devant le Tribunal administratif de Lille, par laquelle est contestée la constitutionnalité de la loi portant évolution du logement, de l'aménagement et du numérique (ELAN).
Une commune a délivré une autorisation d’urbanisme pour l’implantation d’une antenne-relais. A la suite de vives oppositions de ses concitoyens, sous la forme de plusieurs demandes de retrait, et de la constatation que cette autorisation était illégale, le maire a retiré le permis de construire.
Un recours a été intenté devant le Tribunal administratif de Lille par l’opérateur, contre ce retrait, en ce qu’il serait illégal au regard de l’article 222 de la loi ELAN, qui dispose : « A titre expérimental, par dérogation à l'article L. 424-5 du code de l'urbanisme et jusqu'au 31 décembre 2022, les décisions d'urbanisme autorisant ou ne s'opposant pas à l'implantation d'antennes de radiotéléphonie mobile avec leurs systèmes d'accroche et leurs locaux et installations techniques ne peuvent pas être retirées.
Cette disposition est applicable aux décisions d'urbanisme prises à compter du trentième jour suivant la publication de la présente loi.
Au plus tard le 30 juin 2022, le Gouvernement établit un bilan de cette expérimentation. ».
Autrement dit, cette disposition législative interdit expressément le retrait des autorisations d’urbanisme uniquement en matière d’antennes relais, pourtant illégales, et, de facto, rend les recours gracieux dirigés contre ces autorisations inopérants.
L’objet de cette disposition, souligné par les travaux parlementaires[1], est donc le déploiement rapide des antennes relais sur le territoire français pour lutter contre les zones dites « blanches », c'est-à-dire exemptes de couverture de réseau.
Néanmoins, ce déploiement doit s’inscrire dans l’Etat de droit et ainsi être conforme à la Constitution.
C’est dans ce contexte que la commune, par un mémoire en défense, a soulevé une QPC pour s’assurer que l’article 222 de la loi ELAN est conforme aux droits et libertés que la Constitution garantit.
Rappelons que cette procédure permet à tout justiciable, en cours d’instance, de contester une disposition législative, applicable à son litige ou qui constitue le fondement des poursuites, qui porterait atteinte à un droit ou une liberté constitutionnellement garantie.
La QPC est une innovation de la réforme constitutionnelle de 2008, qui met fin à la théorie de la « Loi écran », développée par le juge administratif, empêchant le juge ordinaire d’examiner la constitutionnalité d’une norme législative.
Selon cette procédure, seul le Conseil constitutionnel est compétent pour apprécier et constater l’inconstitutionnalité d’une disposition législative. Cependant, il reçoit le concours des juridictions ordinaires (tribunaux administratifs, tribunaux de grande instance, et cætera …) puis des juridictions suprêmes (Conseil d’Etat et Cour de Cassation) pour s’assurer du respect des conditions de la QPC qui permettent d’écarter, notamment, les dispositions législatives manifestement constitutionnelles.
A cet égard, il convient de rappeler que le Tribunal administratif doit transmette une QPC au Conseil d’Etat si trois conditions sont réunies[2] :
- La disposition contestée est applicable au litige ou à la procédure, ou constitue le fondement des poursuites ;
- Elle n'a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances ;
- La question n'est pas dépourvue de caractère sérieux.
En l’espèce, la première condition est manifestement remplie et ne souffre guère d’aucune contestation.
S’agissant de la seconde condition, si le Conseil Constitutionnel a examiné une partie de la loi ELAN, il ne ressort pas de sa décision 2018-772 DC du 15 novembre 2018, ni dans le dispositif ni dans les motifs, qu’il ait été saisi ou ait examiné les dispositions de l’article 222 de la loi ELAN. Il précisait même, dans sa décision, que : « Le Conseil constitutionnel n'a soulevé d'office aucune autre question de conformité à la Constitution et ne s'est donc pas prononcé sur la constitutionnalité des autres dispositions que celles examinées dans la présente décision. ».
Ainsi, cette condition est remplie.
S’agissant de la dernière condition, il semble que cette disposition est inconstitutionnelle, au moins à double titre :
I – L’inconstitutionnalité de l’article 222 de la loi ELAN constituée par la violation du principe d’égalité.
L’article 6 de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen assure le principe d’égalité des citoyens et de ses composantes, notamment celle de l’égalité devant la justice, qui peuvent être invoquées en QPC.
Or, cet article 222 emporte une rupture d’égalité entre le citoyen qui ne peut voir son recours gracieux prospérer auprès du maire, dès lors qu’il est dirigé contre une autorisation d’urbanisme d’implantation d’antenne-relais même si elle est illégale, et celui qui peut voir son recours gracieux prospérer s’il est dirigé contre une autorisation d’implantation d’une infrastructure comparable.
Cette situation entraine de facto une rupture d’égalité devant la justice dans la mesure où le fait de limiter considérablement la catégorie de justiciables pouvant invoquer un moyen de défense est nécessairement censuré par le Conseil.
En l’espèce, tel est exactement le cas.
En effet, en excluant le droit au retrait pour les autorités de délivrance des autorisations d’urbanisme, et par voie de conséquence le droit au recours à la demande de retrait d’un acte illégal pour les administrés, la disposition contestée méconnait le principe d’égalité devant la justice.
En termes d’exemples faciles à comprendre :
- Un maire pourra toujours retirer une autorisation d’urbanisme délivrée pour un hôpital public, une maternelle, un centre social et surtout un mât autre que relatif à une antenne de radiotéléphonie mobile, et les riverains de ce projet pourront exercer une demande de retrait, et démontrer l’illégalité du projet envisagé.
- En revanche, s’agissant d’une antenne de radiotéléphonie mobile, le maire se voit interdire tout exercice du droit de retrait, et les riverains du projet par voie de conséquence toute demande de retrait de l’autorisation accordée explicitement ou tacitement.
De la sorte, des riverains de projet et des maires dans une situation objectivement identique, à savoir l’existence d’un projet de grande hauteur (mât), se voient donc traités différemment selon que le mât porte par exemple une enseigne commerciale, que la tour d’habitation concerne des logements sociaux, que la construction sur plusieurs étages soit pour un établissement scolaire (droit au recours et droit au retrait) ou selon qu’il porte sur une antenne de radio téléphonie mobile.
Or selon la jurisprudence constante du Conseil Constitutionnel :
« Aux termes de l'article 6 de la Déclaration de 1789, la loi : « doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse » ; que, si le législateur peut prévoir des règles de procédure différentes selon les faits, les situations et les personnes auxquelles elles s'appliquent, c'est à la condition que ces différences ne procèdent pas de distinctions injustifiées et que soient assurées aux justiciables des garanties égales » (décision QPC n°2015-479 du 31 juillet 2015, société GECOP).
En l’espèce, la distinction entre mats d’antenne de radiotéléphonie mobile et toutes les autres constructions similaires de grande hauteur parait extrêmement discutable :
En quoi serait-il « justifié », selon les termes de « distinctions injustifiées », que les opérateurs de téléphonie mobile seraient plus utiles à la société générale, plus de service public, plus d’utilité publique, que le mât portant le drapeau d’une intercommunalité, d’un conseil régional, ou que la tour d’un collège, d’un lycée, ou d’un hôpital ou encore d’une éolienne.
Seules les installations de radiotéléphonie mobile bénéficient d’une sorte de privilège leur évitant l’exercice d’un droit pourtant fondamental, pour une autorité administrative, de retirer un acte qu’elle juge illégal, sous contrôle du juge.
Ainsi, interdire aux parties dont l’instance est en cours et notamment au maire l’exercice d’un droit de retrait d’un acte illégal parce qu’il concerne une antenne de radiotéléphonie mobile ne permet pas à l’ensemble des justiciables de bénéficier de garanties égales alors même que le litige serait identique en raison de considérations purement discriminatoires.
Il ressort de l’ensemble de ces éléments qu’une rupture caractérisée au principe d’égalité tel que protégé par l’article 6 de la Déclaration de 1789 pourrait être reprochée à la disposition contestée.
II – L’inconstitutionnalité de l’article 222 de la loi ELAN constituée par la violation du principe de libre administration des collectivités territoriales.
L’article 72 de la Constitution assure la libre administration des collectivités locales, notamment leur pouvoir règlementaire. Ce principe a été jugé comme faisant partie des droits et libertés garantis par la Constitution au sens de l’article 61-1 de la Constitution (décision n°2010-12 QPC du 2 juillet 2010, Commune de Dunkerque).
Par ailleurs, le Conseil constitutionnel a jugé que le législateur ne pouvait restreindre la libre administration des collectivités territoriales qu’en cas d’intérêt général (Décision n°2011-146 QPC du 8 juillet 2011 Département des Landes).
Pourtant l’article 222 de la loi Elan ne peut nier qu’il a pour objet spécifique d’interdire aux autorités locales titulaires du pouvoir d’urbanisme d’opérer le retrait des autorisations, tacites ou explicites, qui auraient été données uniquement en matière d’antennes relais. Cela constitue donc, littéralement, une violation des dispositions constitutionnelles de l’article 72 en son dernier alinéa, puisqu’il limite le pouvoir du maire dans « l’exercice de sa compétence ».
En effet le droit de retrait (comme le droit de refus d’une autorisation d’urbanisme) participe directement du pouvoir constitutionnel, en termes de libre administration des collectivités territoriales, du maire élu de la République.
De surcroît, aucune justification d’intérêt général ne justifie une telle dérogation au seul profit des opérateurs de téléphonie mobile : en quoi représenterait-t-il plus d’intérêt général, voire de service public, que les éoliennes, les hôpitaux, les établissements scolaires, les bâtiments de l’administration pour lesquels, on le rappellera, aucune restriction au droit de retrait n’existe.
Par conséquent, les dispositions législatives contestées pourraient également méconnaître le principe de libre administration des collectivités territoriales tel que visé à l’article 72 de la Constitution.
Le juge chargé d’instruire la question prioritaire de constitutionnalité devrait prochainement statuer. S’il suit la commune dont le maire a osé le retrait, la question prioritaire de constitutionnalité sera transmise au Conseil d’Etat, pour une éventuelle transmission au Conseil constitutionnel. Il peut aussi rejeter la question prioritaire de constitutionnalité par une décision motivée, susceptible d’appel.
Dans les deux cas, le procès « au fond » reprend son cours.