Mots clés : contrats administratifs - annulation d'un marché - enrichissement sans cause
La Haute juridiction rappelle, en cas de pratiques anticoncurrentielles du cocontractant de l’administration, les moyens d’actions dont cette dernière dispose et les conséquences financières d’une action en annulation d’un marché, tout en adaptant le régime de la théorie de l’enrichissement sans cause.
Le département de la Seine Maritime avait conclu en 1999, 2003 et 2006 avec la société Lacroix Signalisation, trois marchés publics portant sur la fourniture et l’installation de panneaux de signalisation routière verticale.
Toutefois, ces marchés avaient été conclus, alors que la société Lacroix signalisation s’était entendue de 1997 à 2006 avec sept autres sociétés intervenant également dans ce secteur, sur la répartition et le prix des marchés.
L’Autorité de la concurrence ayant eu vent de ces pratiques, infligeait une lourde sanction de 7,72 millions d’euros à la société Lacroix Signalisation au titre de la méconnaissance de l’article L. 420-1 du Code de commerce (N° Lexbase : L6583AIN) et de l’article 101 du TFUE (N° Lexbase : L2398IPI) [1].
Le département de la Seine-Maritime, à l’instar de nombreux autres départements, pouvait s’estimer lésé par ces pratiques anticoncurrentielles, en particulier en raison des surcoûts dont les marchés avaient pu être affectés. Il décidait de saisir le tribunal administratif de Rouen d’une demande tendant à titre principal à l’annulation des trois marchés assortie de conclusions tendant à la restitution des sommes versées à l’occasion de l'exécution des marchés, et à titre subsidiaire, une demande tendant à l’indemnisation du surcoût qu’il estimait avoir exposé.
Le tribunal administratif de Rouen annulait les marchés et condamnait la société Lacroix Signalisation à restituer au département l’intégralité des sommes versées dans le cadre de ces marchés, soit respectivement 2 630 016,11 euros, 1 741 563,49 euros, et 862 209,41 euros [2].
La société Lacroix Signalisation interjetait appel de ces jugements. La cour administrative de Douai, dans un arrêt du 22 février 2018, annulait ces jugements et ne faisait droit qu’aux conclusions subsidiaires du département, condamnant la société à l’indemniser des seuls surcoûts liés à ces pratiques à hauteur respectivement de 1 525 409,34 euros, 818 534,84 euros, et 206 930,26 euros [3].
La société Lacroix Signalisation exerçait un pourvoi devant le Conseil d'État tendant à annuler cet arrêt en tant qu’il fait droit aux conclusions subsidiaires du département et la condamne, et par voie de pourvoi incident, le département concluait à l’annulation de l’arrêt en tant qu’il rejetait ses conclusions principales.
Le Conseil d'État annule l’arrêt en tant qu’il statue sur les conséquences financières de l’annulation du marché et l’affaire est renvoyée devant la cour administrative d’appel de Douai.
L’entente dont il s’agit a donné lieu à un contentieux fourni, permettant au juge administratif de préciser à plusieurs reprises certaines notions.
Par cet arrêt, la Haute juridiction rappelle, en cas de pratiques anticoncurrentielles du cocontractant de l’administration, les moyens d’actions dont cette dernière dispose et les conséquences financières d’une action en annulation d’un marché (I), non sans avoir quelque peu adapté le régime de la théorie de l’enrichissement sans cause (II).
I - Les moyens d’action de l’Administration en cas de pratiques anticoncurrentielles de son cocontractant
Le contentieux relatif aux marchés de signalisation a été l’occasion pour le Conseil d'État de confirmer qu’il existait plusieurs voies dans lesquelles les personnes publiques pouvaient s’engager pour diriger leur action, éventuellement parallèlement (A), et de fixer les conséquences financières qui en découlent en cas d’annulation du marché (B).
A - La confirmation de l’existence d’une double voie d’action en annulation et sur un fondement quasi délictuel
Connaissance prise de la décision de l’Autorité de la concurrence, la plupart des départements victimes de l’entente, ont engagé une action indemnitaire se limitant à invoquer un fondement quasi délictuel en vue de se voir indemniser du surcoût lié à ces agissements, reconnus depuis longtemps comme constitutifs de manœuvres dolosives par la jurisprudence [4].
C’est le cas notamment du département de l’Orne et de la Manche, dont les actions ont d’ailleurs conduit récemment le Conseil d'État à considérer, que dans le cadre d’une telle action [5] :
- le préjudice, qui trouve son origine dans le contrat, résulte de la différence éventuelle entre les termes du marché effectivement conclu et ceux auxquels il aurait dû l’être dans des conditions normales de concurrence ;
- le surcoût engendré se calcule à partir de la comparaison entre les marchés passés pendant l’entente et les estimations des prix qui auraient dû être pratiqués sans cette entente, et notamment en prenant en compte la chute des prix postérieure et les facteurs exogènes ;
- la responsabilité des parties à l’entente, bien que non parties au marché, peut être engagée solidairement.
Cependant, l’action du département de Seine-Maritime dans l’affaire objet de l’arrêt du Conseil d'État ici commenté, a ceci d’original, qu’elle ne visait pas seulement à engager la responsabilité de la société Lacroix Signalisation sur ce fondement, d’ailleurs développé qu’à titre subsidiaire, mais aussi, et principalement, à l’annulation du contrat.
Il est en effet établi depuis l’arrêt dit « Béziers 1 » désormais bien connu [6], que « les parties à un contrat administratif peuvent saisir le juge d’un recours de plein contentieux contestant la validité du contrat », qui sous réserve de l’atteinte excessive à l’intérêt général, peut notamment conduire le juge administratif à l’annuler en raison « d’une irrégularité invoquée par une partie ou relevée d’office par lui, tenant au caractère illicite du contrat ou à un vice d’une particulière gravité relatif notamment aux conditions dans lesquelles les parties ont donné leur consentement ».
Une telle demande à titre principal – qui ne devrait pas être affectée dans son objet par l’exécution complète du contrat [7] – apparait en effet tout à fait pertinente dans son principe.
Et pour cause, la pratique étant vraisemblablement assimilable à un dol, elle est de nature à vicier le consentement de la personne publique, plus particulièrement en ce qui concerne les ententes illégales, qui sont considérées aux yeux de l’Autorité de la Concurrence elle-même comme « la violation la plus flagrante du droit de la concurrence », car « elles se caractérisent par une manipulation directe des paramètres essentiels de la concurrence » [8], ce qui laissait peu de doute sur la reconnaissance de son caractère particulièrement grave.
L’annulation du marché n’est d’ailleurs pas contestée devant lui, mais cette affaire permet au Conseil d'État d’appliquer sa décision « Campenon-Bernard », en adaptant sa rédaction aux recours actuels issu de la jurisprudence « Béziers 1 », en énonçant que :
« Lorsqu'une personne publique est victime, de la part de son cocontractant, de pratiques anticoncurrentielles constitutives d'un dol ayant vicié son consentement, elle peut saisir le juge administratif, alternativement ou cumulativement, d'une part, de conclusions tendant à ce que celui-ci prononce l'annulation du marché litigieux et tire les conséquences financières de sa disparition rétroactive, et, d'autre part, de conclusions tendant à la condamnation du cocontractant, au titre de sa responsabilité quasi-délictuelle, à réparer les préjudices subis en raison de son comportement fautif ».
Le Conseil d'État rappelle donc qu’une personne publique victime d’une entente illégale, peut parfaitement saisir le juge administratif alternativement ou cumulativement, de conclusions tendant à l’annulation du contrat pour en tirer les conséquences en termes d’indemnisation, et des conclusions aux fins d’indemnisation sur le fondement de la responsabilité quasi-délictuelle.
Précisément, ce rappel est en l’espèce l’occasion de fixer le régime de l’indemnisation de la personne publique en cas d’annulation d’un marché en raison de pratiques anticoncurrentielles, en particulier au regard des conséquences financières attachées à cette annulation, et plus globalement dans le cadre d’une action doublée de conclusions sur un fondement quasi- délictuel (B).
B - Le régime des conséquences financières liées à l’annulation d’un contrat administratif
Par le présent arrêt, le Conseil d'État donne un mode d’emploi en termes de conséquences financières, si la personne publique est victime, de la part de son cocontractant, de pratiques anticoncurrentielles constitutives d’un dol ayant vicié son consentement.
A cet égard, l’arrêt commenté est à rapprocher d’un arrêt du même jour, livrant lui aussi, un mode d’emploi très clair mais quelque peu différent, cette fois sur les possibilités de résiliation en cas d’illégalité du contrat et d’indemnisations consécutives [9].
En l’occurrence, la problématique de l’annulation d’un contrat administratif est bien connue. Elle a une portée rétroactive, ce qui conduit classiquement à considérer qu’il est en principe censé n’avoir jamais existé, impliquant dans l’idéal, en cas d’exécution même partielle, des restitutions réciproques pour remettre les parties dans l’état antérieur, tel qu’il existait avant la convention.
Le cocontractant devrait alors restituer les sommes perçues, et la personne publique les prestations réalisées.
Toutefois, en particulier lorsque le contrat a été entièrement exécuté, il est parfois difficile voire impossible pour la personne publique de restituer les prestations. Il est en effet difficilement concevable que le Département de Seine-Maritime restitue en l’espèce la signalisation verticale, dont il a déjà profité, et qui plus est fait désormais partie du domaine public par essence inaliénable (CGPPP, art. L. 3111-1 N° Lexbase : L7752IPS).
Face à ces difficultés, comme l’énonce le Conseil d'État, la cour administrative d’appel de Douai avait considéré que « l’annulation impliquerait seulement que soient réparés, sur le terrain quasi délictuel les préjudices subis par le département du fait des agissements dolosifs de la société », c'est-à-dire le surcoût lié à ces pratiques.
Par un raisonnement pour le moins innovant, elle semblait vouloir distinguer l’action en restitution connue notamment du juge judiciaire [10] et appliquée dans de rares cas par le juge administratif, de la théorie de l’enrichissement sans cause, considérant que les conséquences financières de l’annulation d’un contrat relève de la première [11].
L’action en restitution devrait selon elle être purement objective avec pour objet exclusif de remettre les parties en l’état dans lequel elles se trouvaient avant l’exécution du contrat, écartant la mise en œuvre de la théorie de l’enrichissement sans cause, qui conduirait à ce que la demande du département, toujours selon la cour, soit « assimilable à une réparation », alors que les pouvoirs de sanction de l’Autorité de la concurrence, prévus pour la lutte contre les pratiques anti concurrentielles, suffisent.
Le Conseil d'État censure ce raisonnement, revenant à des considérations plus classiques, selon lesquelles lorsque la restitution en nature est impossible ou extrêmement délicate, elle doit être remplacée par une restitution par équivalent, qui conduit effectivement à la mise en œuvre de la théorie de l’enrichissement sans cause pour rembourser le cocontractant, laquelle on le sait est l'émanation du principe selon lequel « nul ne peut s’enrichir au dépens d’autrui » [12] et est applicable même sans texte [13].
Selon la jurisprudence tout à la fois classique et constante en effet, par principe, l’entreprise dont le contrat est entaché de nullité peut alors prétendre sur ce terrain quasi contractuel, au remboursement de celles de ses dépenses qui ont été utiles à la collectivité avec laquelle il s’était engagé [14].
Le créancier ne peut alors tout au plus être indemnisé de ses charges que dans la mesure et à la hauteur de ce qu'elles ont profitées à l'Administration [15].
Le juge administratif limite ainsi traditionnellement l'étendue de l'indemnisation aux seules dépenses utilement exposées et à la perte réellement subie, et n'indemnise donc au mieux que les « débours utiles, à l'exclusion de tout bénéfice » [16].
Faisant application de ces solutions, le Conseil d'État dans le présent arrêt commenté, considère dans ces conditions que lorsque le contrat est annulé en raison d’une pratique anticoncurrentielle imputable au cocontractant, si ce dernier « doit restituer les sommes que lui a versées la personne publique », dans le même temps, il peut de son côté « prétendre en contrepartie, sur un terrain quasi-contractuel, au remboursement des dépenses qu’il a engagées et qui ont été utiles à celle-ci, à l’exclusion par suite de toute marge bénéficiaire ».
Certes, le Conseil d'État note à juste titre que, dans ces conditions, le surcoût ne peut plus être obtenu sur un terrain quasi délictuel, puisque celui-ci étant par définition inutile, il est déjà exclu des dépenses que doit rembourser la personne publique au cocontractant, limitées aux seules dépenses utiles. Mais la double action en annulation et sur un fondement quasi délictuel peut conserver un intérêt pour la personne publique, puisqu’elle peut toujours demander de manière résiduelle sur ce dernier fondement, la réparation d’autres préjudices liés au comportement dolosif du cocontractant (par exemple préjudice moral, …).
Pour autant, en formulant ainsi le principe, excluant a priori toute exception, le Conseil d'État, semble certainement à dessein, revenir sur le raisonnement qu’impliquait jusqu’alors la mise en œuvre de la théorie de l’enrichissement sans cause dans le cadre d’une annulation résultant de pratiques anticoncurrentielles (II).
II - L’absence de prise en compte du comportement fautif du cocontractant de l’administration sur son droit au remboursement en cas de pratiques anticoncurrentielles
Le Conseil d'État a souhaité atténuer les effets financiers habituellement attachés à l’annulation du contrat pour le cocontractant fautif (A), solution guidée très certainement par la volonté de ne pas sanctionner excessivement celui-ci (B).
A - Une remise en cause de l’exception au remboursement des dépenses utiles en cas d’annulation du marché en raison de pratiques anticoncurrentielles
La théorie de l’enrichissement sans cause qui permet donc au cocontractant dont le marché est annulé de se voir indemniser des dépenses utiles à la collectivité, n’intègre en principe pas le comportement fautif du cocontractant.
En effet, il était de jurisprudence constante en la matière, et clairement énoncé par plusieurs arrêts successifs ayant eu à connaitre de cette question, que « les fautes éventuellement commises par l’intéressé antérieurement à la signature du contrat, sont sans incidence sur son droit à indemnisation au titre de l’enrichissement sans cause » [17].
Toutefois, le principe ainsi énoncé était immédiatement atténué dans ces mêmes arrêts, par une exception ainsi rédigée : « sauf si le contrat a été obtenu dans des conditions de nature à vicier le consentement de l’administration ».
Sa mise en œuvre pouvait donc conduire à ce que la personne publique bénéficie en réalité d’une prestation réalisée à titre gratuit.
Cette exception avait vocation à s’appliquer pour les fautes les plus graves viciant le consentement de l’administration, et donc particulièrement, voire exclusivement, en cas de fraude ou de dol, comme en l’espèce.
Le Conseil d'État dans l’arrêt commenté, pose toutefois le principe des conséquences financières de l’annulation d’un contrat en raison de pratiques anticoncurrentielles, sans mentionner l’exception ainsi posée par la jurisprudence antérieure.
L’absence de mention de l’exception à la règle ainsi posée, constitue rien de moins qu’un revirement de jurisprudence, a minima dans le cas spécifique d’une annulation en raison d’une pratique anticoncurrentielle imputable au cocontractant.
En effet, d’une part, le Conseil d'État précise expressément que la règle qu’il énonce dans cet arrêt, donc sans aucune exception, s’applique dans le cas d’une « annulation du contrat en raison d’une pratique anticoncurrentielle », qui constitue l’une des rares hypothèses où le contrat peut être reconnu comme de nature à vicier le consentement de l’administration, en particulier en cas d’ententes constitutives de manœuvres dolosives.
Bien que la distinction sur la nature du dol est sans influence pour se prononcer sur la responsabilité [18], même si la distinction entre dol principal et dol incident [19] persistait encore à ce jour – dès lors que pour certains commentateurs, seul le premier qui a déterminé la victime à conclure, justifierait l’annulation du contrat, à l’inverse du dol incident qui a simplement fait accepter à la victime un prix plus élevé – il se serait agi en l’espèce pour la Haute juridiction de se positionner en tout état de cause sur un dol principal, puisque le contrat a effectivement été annulé.
Un tel dol qui a donc justifié d’annuler le contrat pour la même raison de la gravité d’un tel vice en application de la jurisprudence « Béziers 1 » [20], aurait donc dû conduire automatiquement à exclure l’indemnisation du cocontractant au titre de l’enrichissement sans cause, si l’exception de la faute de ce dernier était demeurée effectivement applicable par le Conseil d'État.
D’autre part, la Rapporteur publique, Mireille Le Corre, dans ses conclusions sous l’arrêt commenté, consciente que l’état de la jurisprudence antérieure « Tête » et « Decaux », pouvait aboutir à ce que le département bénéficie au final de panneaux de signalisation à titre gratuit, et des effets pour le cocontractant, avait expressément invité la Haute Juridiction non pas à exclure cette exception, mais à ne plus la rendre automatique.
Elle proposait même une rédaction au terme de laquelle le cocontractant pourrait prétendre au remboursement « de tout ou partie » des dépenses qui ont été utiles à la collectivité, permettant de tenir compte de la gravité de la pratique anticoncurrentielle, et donc d’en moduler les effets, ce qui n’était pas le cas jusqu’à présent.
La solution ne suit pas cette proposition, et le Conseil d'État retient au contraire une position radicale en faveur du cocontractant, posant le principe d’un remboursement des dépenses engagées et qui ont été utiles à la collectivité, à l’exclusion de la marge bénéficiaire, et qui ne souffre donc désormais plus d’aucune exception.
Le comportement fautif du cocontractant lié à ses pratiques anticoncurrentielles à l’origine de l’annulation du contrat, n’est donc plus pris en compte pour exclure ni même atténuer le droit à indemnisation du cocontractant au titre de l’enrichissement sans cause.
Seul l’avenir nous dira si le Conseil d'État a entendu exclure définitivement et d’une manière générale toute prise en compte de la faute du cocontractant au titre de l’enrichissement sans cause découlant de l’annulation d’un contrat, mais une chose est désormais établie, cette absence de prise en compte est valable en cas d’annulation pour cause de pratiques anticoncurrentielle, ce qui est nouveau.
B - Une solution guidée par une volonté d’équilibrer les conséquences financières des pratiques anti- concurrentielles
La société Lacroix Signalisation s’est déjà vue infliger une sanction pécuniaire de 7,72 millions d’euros par une décision n° 10-D- 39 du 22 décembre 2010 de l’Autorité de concurrence (N° Lexbase : X9268AHQ) pour s’être entendue sur la répartition et les prix des marchés.
La cour administrative d’appel de Douai, pour rejeter la demande du département de la Seine-Maritime tendant à l’application de la théorie de l’enrichissement sans cause, et ses conséquences financières, avait considéré qu’elle s’apparentait en réalité à une demande de réparation, et manifestait par la même, la volonté de préserver l’autorité de l’Autorité de la Concurrence en matière de sanction pour pratiques anticoncurrentielles, et des règles communautaires.
Le Conseil d'État, sous réserve notable de l’exclusion du remboursement de la marge bénéficiaire au cocontractant, semble manifester la même intention, en empruntant une route quelque peu différente.
En effet, la solution dégagée par la Haute juridiction, ne semble pas totalement étrangère à ces considérations, et elle-même pourrait ne pas avoir été totalement insensible à la jurisprudence communautaire faisant application de l’article 101 du Traité sur le fonctionnement de l’Union Européenne, selon laquelle la réparation du dommage causé par une entreprise en raison de la commission d’une pratique anticoncurrentielle devait être intégrale mais non excessive [21].
Certes, en acceptant d’appliquer la théorie de l’enrichissement sans cause pour le remboursement des dépenses utiles, le cocontractant ne récupère pas la marge bénéficiaire, et le juge administratif le place donc dans une situation le conduisant à indemniser la personne publique au-delà de l’évaluation du seul surcoût.
Cette précision sur l’exclusion de « toute marge bénéficiaire » dans le calcul des dépenses utiles à rembourser par la personne publique, marque d’ailleurs tout l’intérêt de solliciter la nullité du contrat et ne pas se contenter d’une action indemnitaire sur le fondement quasi délictuel seul, où le cocontractant conserve nécessairement une telle marge compte-tenu des modalités de calcul du surcoût rappelés récemment par le Conseil d'État [22].
Outre d’être juridiquement certainement plus conforme à l’état du droit, la solution du Conseil d'État est donc plus favorable à la personne publique que la décision initiale du juge fond.
Au pire un moyen de réaffirmer l’autorité du juge administratif, cette solution ne semble d’ailleurs pas véritablement être considérée, comme le souligne la Rapporteure publique dans ses conclusions, comme une véritable sanction outrepassant les pouvoirs de l’Autorité de la concurrence, ou comme des dommages et intérêts, mais une conséquence directe de l’annulation, pour remettre les parties dans l’état où elles se seraient trouvées si le contrat n’avait pas été conclu. Elle ne paraît en tout état de cause pas excessive.
Mais l’action en annulation, aurait pu être plus favorable encore à la personne publique si le Conseil d'État n’avait pas exclu la prise en compte du comportement fautif du cocontractant auteur de pratiques anticoncurrentielles, puisqu’elle aurait pu permettre d’exclure tout remboursement de ce dernier, et faire bénéficier la personne publique d’une prestation gratuite.
Le Conseil d'État n'a pas souhaité aller si loin, et selon toute vraisemblance, a considéré que la jurisprudence sur l’article 101 TFUE, confirmée par plusieurs textes adoptés depuis (Directive 2014/104/UE du 26 novembre 2014 N° Lexbase : L9861I4Y et articles L. 481-1 N° Lexbase : L2249LDN et suivants du Code de commerce), s’imposait à lui sur cette question.
Il est vrai que l’absence de remboursement des dépenses utiles dans ces circonstances, constitue non pas, à proprement parler, une conséquence de l’annulation, mais bien déjà la mise en œuvre d’une responsabilité en raison d’une faute, avec des indemnités assimilables dans une certaine mesure à une sanction ou une réparation consécutive à ce comportement fautif, que ces textes visent expressément. Or, permettre une telle exception, aurait effectivement conduit à une indemnité excessive.
La décision du Conseil d'État, favorable pour la personne publique, à défaut d’être pleinement satisfaisante, demeure donc raisonnable et raisonnée dans ses effets.
Quel impact dans la pratique ?
Bien que la faute du cocontractant ne semble plus être prise en compte pour exclure tout remboursement des dépenses utiles dans un tel cas de figure, la personne publique aurait tout intérêt à engager une action en annulation compte tenu de l’exclusion de la marge bénéficiaire du remboursement des dépenses utiles, qui conduit à un montant supérieur à une action en responsabilité délictuelle limitée aux surcoûts liés à ces agissements anticoncurrentiels. Les deux actions peuvent être cumulées, étant entendu que dans ce dernier cas le surcoût est inclus dans l’action en annulation. Les praticiens pourraient conseiller aux personnes publiques, pendant l’exécution, d’engager une action en responsabilité délictuelle pour permettre la poursuite du contrat, et une fois le contrat achevé et les prestations exécutées, une action en annulation pour récupérer la marge bénéficiaire, sous réserve de prendre garde au respect des délais de recours. |
[1] Autorité de la concurrence, décision n° 10-D-39 du 22 décembre 2010 (N° Lexbase : X9268AHQ) ; confirmée par CA Paris, 29 mars 2012, n° 2011/01228 (N° Lexbase : A8128IG7) et Cass. com., 28 mai 2013, n° 12-18.195, F-D (N° Lexbase : A9636KEM).
[2] TA Rouen, 31 janvier 2017, n° 1500940, n° 1500943 et n° 1500944.
[3] CAA Douai, 22 février 2018, n° 17DA00561, 17DA00562, 17DA00563 (N° Lexbase : A6998XEW).
[4] CE, 19 décembre 2007, n° 268918, 268918, 269280, 269293 (N° Lexbase : A1460D3H), au Recueil.
[5] CE, 27 mars 2020, n° 420491 (N° Lexbase : A42493KL).
[6] CE, Ass., 28 décembre 2009, n° 304802 (N° Lexbase : A0493EQC), au Recueil.
[7]
Voir en ce sens, CE, 22 novembre 2019, n° 418645 N( ° Lexbase : A4882Z39), à propos d’un recours d’un tiers).
[8] Paragraphe 41 du communiqué de l’Autorité de la concurrence du 16 mai 2011, relatif à la méthode de détermination des sanctionsCE, 10 juillet 2020, n° 430864 (N° Lexbase : A17953RW).
[9] CE, 10 juillet 2020, n° 430864 (N° Lexbase : A17953RW).
[10] Cass. civ. 3, 24 avril 2013, n° 12-11.640, FS-P+B N( ° Lexbase : A6833KC3).
[11] Voir notamment en ce sens, CAA Douai, 22 février 2018, n° 17DA00507, 17DA00509, 17DA00511, préc.
[12]
CE, 15 février 1889, Lemaire / Fabrique de l’Eglise de Rincq, Lebon, p. 226.
[13]
CE, 14 avril 1961, Société Sud Aviation.
[14] Voir en ce sens : CE, 10 avril 2018, n° 244950 N( ° Lexbase : A8665D73).
[15] CE, 19 avril 1860, Commune de Gonnord, Lebon, p. 338 ; CE, 2 décembre 1955, Cie Guadeloupéenne distribution énergie électrique, Lebon Tables, p. 748 ; CE, 19 avril 1974, n° 82518 ( N° Lexbase : A3000B8M), Lebon Tables, p. 1057 ; CE, 12 décembre 2003, n° 242649 (N° Lexbase : A3921DAH).
[16]
CE, Sect., 2 décembre 1966, n° 65240 (N° Lexbase : A1904B7N), Lebon, p. 635.
[17] CE, 22 février 2008, n° 266755 (N° Lexbase : A3440D7K) ; CE, 10 avril 2008, n° 244950, précité ; CE, 6 octobre 2017, n° 395268 (N° Lexbase : A2736WUU).
[18] Voir en ce sens : CE, 19 novembre 2007, n° 268918, 269280, 269293, préc.
[19] Cf. CE, 14 décembre 1923, Société des Grands Moulins de Corbeil,au Recueil.
[20] CE, Ass., 28 décembre 2009, n° 304802, préc.
[21] CJUE, 20 septembre 2001, aff. C-453/99 (N° Lexbase : A0040DSB), Rec. CJCE I- 6297.
[22] CE, 27 mars 2020, n° 420491 (N° Lexbase : A42493KL).
© Reproduction interdite, sauf autorisation écrite préalable*
Copyright Lexbase