Durant le printemps 1947 un pâtre bédouin, Muhammed edh-Dhib Hassan, parti à la recherche de l'un de ses agneaux, trouve dans une grotte les manuscrits de la mer Morte.
Les acteurs du contentieux, souvent appelé plaideurs, soulèvent dans le même esprit parfois des moyens conduisant à des solutions juridictionnelles inespérées sinon inattendues.
De nombreuses procédures accessoires ou incidentes ont souvent été détournées de leur vocation première pour arriver à une fin différente : la jurisprudence Tropic Travaux est sans doute issue d'une erreur procédurale, l'action d'un tiers contre un contrat ayant conduit à une solution juridictionnelle novatrice autant qu'étonnante.
- mais plus encore, cette jurisprudence, à l'origine pour permettre à un tiers d'attaquer le contrat dans le cadre d'un contentieux de la légalité évolue parfois aujourd'hui comme un contentieux indemnitaire.
- la théorie de l'acte détachable qui permettait à des tiers d'attaquer l'acte détachable du contrat avait aussi la même fonction détournée (en annulation seulement toutefois).
-plus généralement toutes procédures de référé - à l'image du référé civil - sont souvent un moyen de purger rapidement le fond : une suspension paralyse l'acte administratif, un rejet préfigure un rejet au fond et constitue du fait du caractère exécutoire de l'acte administratif une validation quasi définitive de cet acte.
- les questions préjudicielles, surtout devant le juge judiciaire (TI, TGI, TASS, CP...) ont souvent en réalité une fonction dilatoire, voire dissuasive : la mise en cause face à des confrères non-spécialistes, de la légalité d'un acte administratif et l'hypothèse d'une parenthèse devant le juge administratif, présente parfois un intérêt au-delà de la seule séparation des autorités administratives et judiciaires.
-Les référés expertise dont l'objet original est l'expertise résolvent souvent le fond : une absence de faute médicale constatée par l'expert ou au contraire une faute reconnue par ce dernier déterminent la solution de fond rendu par le juge administratif.
- Les référé précontractuels, par leur rapidité et leur efficience, servent aujourd'hui de procédure principale en matière de contrôle par le juge des modes de passation des contrats administratif : en cas de satisfaction du requérant, le pouvoir adjudicateur est obligé d'en tirer les conséquences et en cas de rejet, la messe est dite et en général les candidats évincés renoncent à aller plus avant.
Ainsi qu'il s'agisse d'une procédure accessoire (référé) ou d'une parenthèse (QP et QPC) le but poursuivi n'est pas toujours celui pour lequel la procédure a été inventée.
Fruit du hasard absolu (l'utilisation par effet de mode de la QPC) comme la découverte des manuscrits de la mer Morte ou stratégie contentieuse machiavélique, la question de savoir s'il n'y aurait pas des possibilités de détournements de procédure de la question prioritaire de constitutionnalité mérite un détour.
On peut penser que oui et constater que la QPC déviée par les requérants, est un moyen d'accélérer l'accès au juge suprême (I) ainsi qu'avec la complicité du juge suprême, un moyen d'interprétation de la loi, même en cas de rejet de la QPC (II)
I- La QPC, déviée par les requérants, est un moyen d'accélérer l'accès au juge suprême
Paradoxalement, la question prioritaire de constitutionnalité a pour premier avantage une relative rapidité : par rapport à une procédure de première instance (1 à 5 ans), une procédure en appel (1 à 2 ans), une procédure en cassation (1 à 4 ans) et a fortiori un renvoi préjudiciel devant la C.J.U.E, dans le cadre d'une exception d'inconventionnalité (5 à 10 ans), la QPC est incontestablement très rapide, puisque de l'ordre de quelques mois.
Bien menée, c'est-à-dire bien argumentée, elle a des chances sérieuses d'arriver ainsi assez vite devant le conseil d'État, en tous les cas bien plus vite que dans le cadre du double degré de juridiction ordinaire pour arriver jusqu'à la haute assemblée.
À titre d'exemple, l'affaire de Moyeuvre Grande , mettant en cause les dispositions de l'article 95 du code minier, ainsi que celle de l'article 75-3 du même code, en matière d'indemnisation en cas de sinistre minier, ont fait l'objet d'une première requête en 2001, puis d'un jugement du tribunal administratif de Strasbourg en date du 10 juillet 2003, suivi d'un arrêt de la cour administrative d'appel de Nancy du 17 octobre 2005, pour aboutir à un arrêt décisif du conseil d'État en date du 17 juillet 2009, c'est-à-dire après 8 ans de procédure interne , sans parler des trois années supplémentaires de procédure devant la cour européenne des droits de l'homme .
En revanche, dans l'affaire « Association Moselle après mines AMME », la question de la constitutionnalité des articles 91 et 92 du même code minier, en matière d'obligation de remise en état par l'exploitant, ont fait l'objet d'une QPC par ordonnance du 20 janvier 2011 et d'une décision du conseil d'État du 15 avril 2011 , c'est-à-dire en moins de trois mois.
Même si les deux affaires n'étaient pas identiques, elles mettaient en cause les rapports entre des dispositions du code minier issues de la loi du 30 mars 1999 portant réforme du code minier, et des dispositions supra législatives résultant d'un certain nombre de principes fondamentaux, y compris internationaux (première affaire) ou encore des dispositions de la charte constitutionnelle de l'environnement (deuxième affaire).
En d'autres termes, et ce quel que soit son résultat au niveau du conseil d'État, la QPC permet d'accéder en quelques mois - même pour un acte réglementaire ne relevant pas de la compétence de premier et dernier ressort du conseil d'État- à la juridiction suprême, alors que l'épuisement des voies internes, pour le même accès, suppose de longues années.
II-La QPC, avec la complicité du juge suprême, un moyen d'interprétation de la loi, même en cas de rejet de la QPC :
Au-delà de l'obtention d'un dernier transfert devant le conseil constitutionnel pour obtenir un examen achevé de la question prioritaire de constitutionnalité, le requérant astucieux pourra sans doute utiliser l'interprétation du conseil d'État, en transfert comme en rejet, pour le fond de son litige.
L'exemple de la décision « AMME » précité est significatif.
L'objet de l'objectif de l'association requérante était de faire reconnaître par le juge de l'exploitant minier, c'est-à-dire le juge administratif, les carences de l'exploitant minier au regard des principes environnementaux, notamment des principes de prévention (article 3 de la charte sur l'environnement) , de précaution (article 5) et de pollueur payeur, appelé aujourd'hui principe de réparation (article 4), ainsi d'ailleurs que du principe d'égalité des collectivités territoriales devant les charges publiques notamment en cas de transferts desdites charges par l'État à ces dernières (article 72 de la constitution).
Plus précisément, cet objectif procédural était de contredire l'interprétation de l'exploitant minier (autrefois charbonnages de France, aujourd'hui l'État en tant qu'ayant droit) sur la non soumission, du fait d'un code spécial, le code minier, de cet exploitant minier aux obligations découlant des principes environnementaux et constitutionnels précités, faute d'être contenus dans ledit code.
En d'autres termes, pour prendre l'exemple du principe de précaution, le code minier ne connaissant pas le mot précaution et l'exploitant minier de ce fait considérant n'y être pas soumis dans la mesure où il applique, dans ses remises en état, sanctionnées par des arrêtés préfectoraux, les seules exigences littérales dudit code minier.
Il était donc impératif pour l'association requérante de faire admettre que les dispositions du code minier devaient être mises en rapport avec celle de la charte constitutionnelle pour intégrer l'obligation de respect du principe de précaution, pour reprendre le seul exemple de ce dernier principe.
Naturellement cette question du respect de ces obligations par l'exploitant relève du juge du fond et ne pouvait être posée au conseil d'État qu'après épuisement du processus de double juridiction.
Mais en posant, comme en l'espèce, la question de la conformité de l'article 91 du code minier, qui fixe les conditions de remise en état, aux dispositions constitutionnelles contenues dans la charte de l'environnement comme dans le texte même de la Constitution, le requérant posait en fait aussi au juge de la question prioritaire de constitutionnalité, celle de la soumission au nom de l'exploitant minier au principe de précaution et aux autres principes.
De fait, dans la décision du 15 avril 2011, le conseil d'État, tout en rejetant et en décidant de ne pas transférer au conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité invoquée, interprétait néanmoins le code minier au regard des obligations constitutionnelles.
En jugeant que « que l'ASSOCIATION APRES-MINES MOSELLE-EST soutient que les dispositions citées ci-dessus de l'article 91 du code minier méconnaissent les principes de prévention et de contribution à la réparation des dommages causés à l'environnement définis par les articles 3 et 4 de la Charte de l'environnement ainsi que le principe de précaution défini par l'article 5 de cette charte ; que toutefois, l'article 91 du code minier dispose que lors de l'arrêt de travaux miniers l'autorité administrative prescrit les mesures à exécuter par l'exploitant afin de préserver notamment les caractéristiques essentielles du milieu environnant, de faire cesser les désordres et nuisances de toute nature engendrés par ses activités et prévenir les risques de survenance de tels désordres ; que ces dispositions imposent à l'exploitant la charge de faire cesser les dommages causés à l'environnement par les activités minières après leur arrêt ; qu'elles visent également à prévenir les dommages que pourraient ultérieurement causer les concessions minières mises à l'arrêt ; qu'en outre, l'article 93 du code minier prévoit que l'Etat est responsable, après la fin de validité du titre minier, de la surveillance et de la prévention des risques susceptibles de mettre en cause la sécurité des biens ou des personnes identifiés lors de l'arrêt des travaux et les dispositions contestées n'ont aucunement pour effet d'imposer une charge aux collectivités territoriales ni d'introduire une rupture d'égalité entre ces dernières ; que, par suite, la question soulevée, qui n'est pas nouvelle, ne présente pas un caractère sérieux», le conseil d'État répond en fait à la question par l'affirmative, puisqu'il examine précisément les obligations fixées par le code minier et les considère comme conforme aux articles 3,4 et 5 de la Charte constitutionnelle et à l'article 72 de la constitution.
Pour ce qui regarde la procédure au fond, il est donc facile aujourd'hui pour l'association requérante de développer devant la cour administrative d'appel le fait que puisque le conseil d'État reconnaît que les articles 91 et suivants du code minier satisfont aux principes de précaution, au principe de prévention et au principe de réparation, dans la mesure où l'exploitant doit respecter cet article, il doit aussi respecter les obligations qui en découlent.
Et il est alors beaucoup plus aisé devant le juge du fond, pour l'association requérante d'examiner la remise en état effectivement opérée, cette fois à la loupe des principes de prévention, de précaution et de réparation
Le requérant, par la QPC, a ainsi fait l'économie de nombreuses années de procédure pour avoir une position de principe - on pourrait presque dire un arrêt de règlement si l'expression était utilisable -sur une question relevant manifestement de la juridiction suprême de l'ordre administratif.
Nul doute que la décision de non transfert au conseil constitutionnel, par sa motivation, a été perçue comme une grande victoire par l'auteur de la question.
En guise de conclusion on peut se demander si cette fonction dénaturée de la question prioritaire de continuité est amenée à se développer, de façon que certains référés, de procédures accessoires sont devenus principales.
La récente décision du conseil d'État du 14 septembre 2011 M. Pierre permet de poser la question. Ainsi à une question posée sur la conformité des dispositions des articles L 123-3-5 et L 123-4 du code rural aux articles 2 et 6 de la charte de l'environnement, le conseil d'État tout en décidant de ne pas renvoyer au conseil constitutionnel la question prioritaire soulevée, précisait son interprétation du code rural pour précisément démontrer sa prise en compte des dispositions constitutionnelles invoquées .
La question prioritaire de constitutionnalité moyen rapide d'interprétation de la loi par le conseil d'État, à l'initiative des requérants mais avec la complicité du juge suprême, voilà peut-être une nouveauté procédurale de grand intérêt.
Manuel GROS
Professeur de droit public
Avocat au barreau de Lille